L'arganier d'Abdellah



Sur les pentes rocailleuses et oxydées de la campagne de Tafraout règne une canicule éternelle baignant les paysages de sécheresse et de stérilité. De vastes rochers plats sont autant de bosquets au fond desquels se tapissent serpents et scorpions, dans l’attente de la clémence du soir. Les arganiers offrent la seule fraîcheur, une ombre vibrant des milliers de leurs petites feuilles sombres. Abdellah aime à se cacher dans ces havres de douceur, quand autour tout crisse, crépite et chuinte de chaleur. Ce matin d’Aïd, il avait égorgé un mouton pour glorifier Dieu et offrir ce plaisir à ses enfants, terrifiés et excités de bonheur à l’idée de la béance d’une jugulaire fendue. L’air était saturé de l’odeur de la tension de la mort violente approchant, puis de celle ferreuse, subtile et épaisse, du sang frais mélangé au crottin des paniques morbides, et enfin des effluves de la chair et de la laine grillées quand, dans des braseros fumants, têtes et pattes de l’animal étaient écharnées au feu par des adolescents couverts de suies et de suint. Son sacrifice accompli, Abdellah avait mangé quelques brochettes de foie, de cœur et de pancréas gainées dans un filet de crépine à la finesse d’un mouchoir d’organza, puis s‘était retiré sous son arganier pour y faire une longue sieste habitée de houris et de gitons des plus dociles. Après la dernière prière, la nuit tombant, ses amis l’avaient rejoint et, en ouvrant des bouteilles de brandy au label douteux et d’alcool de figue distillé par les campagnards, ils entamèrent une soirée fiévreuse de palabres et de controverses, aussi denses et frémissantes qu’une séance de kabbale. Déjà fort ivre, Abdellah rappela à son collège d’amis : « Quand Dieu créa l’homme, tout le monde pense qu’il en donna l’ordre à Gibril, l’ange parmi les anges, celui qui bénéficie de la confiance divine. Mais voilà qui est faux, mes amis, absolument faux ! Azraël, l’ange de la mort, est allé chercher une poignée de terre, et Dieu souffla sur celle-ci pour lui insuffler l’esprit. Et cela n’a pas marché ! La terre a retourné son souffle à Dieu, et il fallut un second essai pour que de la glaise naisse le glébeux. On oublie donc toujours que c’est du serviteur de la mort qu’est né l’homme, et cela à partir d’une désobéissance initiale et fondamentale de la terre à Dieu, qui refusa dans un premier moment que la conscience soit donnée. La terre savait, sans doute, de quel prix serait pour elle cette métempsychose. Elle savait qu’il fallait coûte que coûte faire échouer ce divin projet. Azraël était trop soumis et il ne put empêcher ce funeste dessein, et donna à la mort qu’il servait son autre face, la vie consciente d’elle-même ».


(extrait de mon livre-poème Je n'étais pas là (Cheminement I - Fragments et débris), éditions Al Manar, Paris 2017 - www.editmanar.com )

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