Jusqu'aux aubes...
elle dissimule
sa mélancolie derrière un bouquet carné
cannibale
et aimante
dévorances
L’appel à la prière griffe l’aube. Le matin s’ouvre
sur la baie. Le ciel, rose Mountbatten, bascule dans les héliotropes, le parme
et le lavande, avant de s’installer dans la mélancolie d’un bleu charron d’aurore
d’automne. Les rares lumières essaimées de la vieille ville perdurent dans l’entrelacs
en aplats des terrasses de la médina, gris de lin ou d’un rouge brique douloureux.
Voilà l’heure des goélands quand, aux premières lueurs du jour, ils deviennent
fous et annoncent au monde leur furie dans des planés audacieux et des
hurlements insensés. L’heure, aussi, où les mères de famille s’offrent la
liberté de monter seules sur le toit des maisons, venues embrasser la sérénité
du moment avant une nouvelle journée de corvées et de chamailleries des
enfants. La fraîcheur s’évapore avec les ombres qui s’étrécissent. Les ultimes
arabesques d’une odeur épaisse d’amour et de mystère planent encore dans la
clarté vacillante de l’air. Le monde s’éveille avec une douce paresse. Il
faudra encore traverser un nouveau jour. Les hommes, quant à eux, s’agitent fébrilement
dans un sommeil animé des derniers rêves de la nuit.
Une jeune femme fatiguée et heureuse, appuyée à
la balustrade du toit de l’immeuble, regarde l’aube s’emparer en silence de la baie,
en fumant avec une délectation toute particulière une dernière cigarette avant
d’aller dormir. La nuit fut belle. Un grand nouveau jour s’annonce dans les
brumes de l’aurore.
Ô mon beau Jassim, pourquoi
ne m’as-tu jamais dit que tu m’aimais ? J’en aurais eu tant besoin,
parfois, dans ces tristes moments qui jalonnent une existence. Ton regard de
clown mélancolique et ton sourire broyé par une vie souvent indigente, me
ramènent à ses années fracassées de joyeuse bohème, où nous jouions avec le
monde qui, pour nous, avait la légèreté de l’insouciance. Nous étions pauvres
et aussi démunis que des chiens abandonnés, bercés d’illusions et d’une naïveté
de poètes, mais quelle énergie et quelle vitalité nous habitaient. Nous aurions
pu révolutionner la Terre entière et abattre toutes les compromissions. Que
nous étions beaux ! Que nous étions forts ! Aussi quel mot plat que
celui qui exprime le bonheur, mais quel sentiment souverain : il fallait
avoir vécu tout ce que nous avions connu pour en saisir la noblesse.
Souviens-toi, mon beau bateleur, mon ami de guingois, remémore-toi ces pauvres polichinelles
que nous étions, grimpant les pentes du quartier espagnol de la ville en
chantant aux étoiles, revenant de maraudes dans le port et chahutant comme de
jeunes chats des rues se prenant pour des ocelots. Nous allions de bar en bar
en riant et en guettant quel aventurier se joindrait à nos félicités. À évoquer
ces instants et ces lieux, je ressens cette pointe de tristesse qui doit être
l’apanage de l’âge, ce petit clignotement de l’âme qui dénonce combien trop de
temps est déjà passé. Nous nous arrêtions en habitués des lieux à ce fameux
Petanca, un bar maintenant fermé. Le club ibérique, sous l’ombre protectrice de
l’église espagnole, où des nuits durant les amateurs de pétanque et les
alcooliques du quartier venaient boire du mauvais vin et s’escrimer sur les deux
grands terrains sablés. Au comptoir du bar, dans une profonde véranda vitrée
s’ouvrant sur les boulodromes, accoudés au zinc tout en longueur nous
commandions bière sur bière, dans la compagnie amère et bougonne de Mohamed
Choukri, qui nous assénait des leçons de pauvreté digne et de moralité
artistique, en ne parlant que de lui. Hamri nous prenait dans ses bras comme si
nous étions ses enfants et monologuait comme seuls les prophètes et les fous
peuvent le faire, dans des propos décousus où il mélangeait au goût du vin la
pureté du ciel de Jajouka. L’ami Rubio, aussi fidèle que les vieux cabots qu’il
recueillait sur la terrasse de son modeste appartement en ruine, sur le toit de
l’immeuble de sa famille, tonnait à la gloire de son compagnon disparu Mohamed
Khair-Eddine, à celle des lettres, de la liberté et de notre amitié. Mohamed
Drissi, de son œil malin et avec l’acuité de ceux qui souffrent de la douleur
du monde, nous racontait les arcanes de la beauté et celles de la jouissance. J’allais
oublier Ahmed Maïmouni, inutile et solaire, toute sa vie partagée avec de
belles et riches femmes, et qui amenait avec lui la franchise, la candeur et la
hardiesse des docks où il avait passé sa jeunesse de fils de la médina. Tous
ces amis devisaient vainement la nuit entière qu’ils passaient en braillements,
défis, élucubrations, déclarations autant d’amour que de guerre, accompagnant
ainsi leurs beuveries jusqu’à être assommés et s’en rejoindre, piteusement et
hurlant dans la nuit brumeuse, vieux loups blessés qu’ils étaient, leurs
misérables appartements puant l’alcool rance, la transpiration de célibataires
briscards et le tabac brun froid. Nous deux, amoureux sous la lune et dans le
frimas des ténèbres, nous descendions alors de quelques mètres et achevions
notre vagabondage dans la lumière mordorée du Tangerinn, embrassant l’aigreur
des fantaisies baroques du Festin nu, dans l’ombre improbable d’un Burroughs
suivi de près par ses acolytes Ginsberg et Giorno. Oum Kaltoum chantait pour
nous jusqu’à la fin de la soirée ses douloureuses mélopées, les amours
contrariées, les séparations tragiques et la souffrance due à l’absence d’un
aimé. Aziz, notre bon serveur, souriait de nos regards embués à force d’écouter
tant de malheurs, et d’une tournée offerte nous redonnait un sourire qui nous
accompagnerait jusqu’au bout de la nuit. John Suttclif, le maître du lieu, rendu
infirme par une vie d’excès, restait assis dans un coin du bar et observait ses
jeunes clients avec dans le regard une impuissance gourmande. Quelques alcooliques
seulement s’aventuraient dans cet antre oublié de tous, où les fantômes d’un
Tanger débauché et épicurien, révolu depuis bien longtemps, repoussaient la
mollesse morale de nos contemporains riches de tartufferies. Sous les dais de
vieux satin peint de doré, assis sur des banquettes de moleskine vermeil, nous
rêvions d’Orients permissifs et de révolutions rédemptrices. Nos mots et nos
histoires s’enchâssaient comme autant d’embrassements.
(extrait de Philippe Guiguet Bologne - Ce qui nous restera - Cheminement II - Fragments de Tanger et d'ailleurs, Scribest 2019 - Le livre est disponible aux librairies des Colonnes, les Insolites et Conil à Tanger, ou à commander en cliquant sur https://www.scribest.fr/article-214-ce-qui-nous-restera - photo de l'auteur publiée dans 17)
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