Néant dans le néant



Je songe à l’ébahissement d’Orphée quand il sentit que son corps était happé par l’autre côté. L’enivrement de cette sensation de la mort qui le saisit de toute son éthérisation, l’enrobe de son amnésie, trouble sa vue et son ouïe ; un dérèglement complet des sens qui ira jusqu’à leur abolition, étire ce qu’il pressent jusqu’au néant et débonde toutes choses vers le vide le plus absolu, sans plus la moindre des perceptions possibles. Passer du côté où il n’est plus qu’une conscience dans un fragile sursis. Une bulle de savon au moment précis où elle éclate. Son esprit, comme absent à un corps déjà inexistant, n’est plus que juste ce qu’il faut pour se concevoir être-là. Être néant dans le néant et éprouver l’effrayante et incommensurable jubilation de le savoir.

Éternité étirée sans fin vers l’infini, le monde des morts ressentit le passage du poète : une expérience inédite d’un corps, le premier, à le pénétrer et le traverser, qu’il subit comme l’étrange et grossier viol d’une matérialité venue achopper contre l’insondable de son abstraction. Entaché de la présence d’Orphée, la Géhenne prit elle-même, le temps d’une seconde, une dimension matérielle, vivante, palpitante. C’est par le corps du poète que l’abîme eut l’intuition de lui-même et de sa propre existence. Longtemps, par la suite, on raconta dans certains mythes aujourd’hui oubliés que l’Hadès, ce vide qui absorbait tout autour de lui jusqu’au plus profond des néants, eut alors pour la seule et unique fois de son existence une conscience de lui-même, une impression physique de ce qu’il était, et pour la première fois de l’histoire connue, le monde des morts eut une réaction qui fut comparée à un haut-le-cœur de l’univers.

Eurydice savait qu’il se retournerait. Depuis l’origine des temps, elle savait qu’il ne pourrait s’empêcher d’avoir une inquiétude de vivant parmi cette mort qui le déconcertait. Il arrive que le courage seul ne suffise pas. Orphée avait reçu le droit de venir parmi les morts en tant que poète, car il était un comble de la vie ; et c’est parce qu’il était cet acmé d’énergie qu’il allait se retourner et condamner à jamais son aimée. Il apprendra qu’on ne traverse pas impunément les rives du silence. Personne n’était là pour s’en rendre compte, mais quand Eurydice vit dans la démarche d’Orphée cette légère inflexion qui annonçait qu’il allait se retourner, elle fut profondément bouleversée, d’un bonheur et d’un soulagement qui frôlèrent l’ivresse. Elle disparut, se fondit de plaisir dans l’éther, enchantée de retourner aux douceurs du néant. Elle pouvait laisser les vivants à leurs vaines agitations…



(extrait de Philippe Guiguet Bologne - Ce qui nous restera - Cheminement II - Fragments de Tanger et d'ailleurs, Scribest 2019 - Le livre est disponible aux librairies des Colonnes et les Insolites à Tanger, ou à commander en cliquant sur https://scribaction.fr/article-213-lancement-d-une-nouvelle-parution-scribest-ce-qui-nous-restera-recit-poetique - Image extraite d'Orphée de Jean Cocteau)

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