Au Café Andalous
je
suis la trace du monde et le reflet de son reflet
(J’aime l’amertume appuyée de leur expresso, fait
dans un vieux percolateur qui tel un dragon furieux, fustige le serveur dans
des jets de vapeur aussi sifflants que débridés. Au café Andalous, au bas de la
montée de la Kasbah, l’ombre est reine. De la petite terrasse en forme de galerie
sur la rue, à l’abri de l’attention des passants, il est possible de voir
absolument tous les mouvements du quartier sans être remarqué par quiconque :
le point de départ d’un trésor de rumeurs ! La grande salle résonne en
permanence des matches de football diffusés par des téléviseurs qui semblent ne
jamais s’éteindre. Toute la beauté de l’établissement tient dans sa terrasse
intérieure, au pied des remparts de la vieille ville. Une grande partie des
hommes du quartier, parmi les plus âgés, aiment à fréquenter ce café ; ils
viennent y passer leur soirée, en jouant aux cartes ou aux dés. La moitié des
tablées est protégée par une grande véranda bricolée et toute bancale, dont le
plafond est percé pour laisser passer le stipe d’un immense palmier fluet, qui
tire sa petite tête ébouriffée vers l’infini du ciel. Le vieux Larbi se hâte
avec lenteur pour servir ses clients, quand Lacharif, la clocharde de la rue
Gourna dans la Kasbah, édentée et le visage lacéré par les nombreuses rixes
nocturnes dont, jeune, elle était une spécialiste, officie en tant que
dame-pipi étrangement rigoureuse et propre dans son nouveau métier. Dans le
cliquetis des dés sur le verre des planches à jeux, le gazouillis des oiseaux
qui nichent dans les bosquets de roseaux sauvages et les cris des commentateurs
sportifs espagnols, dans les vitupérations des mauvais perdants et ceux qui
appellent vainement le garçon depuis tant de temps, je reconnais la rassurante
mélodie d’une routine immuable. Un certain Tanger dont je suis amoureux perdure
ici, anodin et poétique, déliquescent et maladivement nostalgique, avec ses odeurs
de marc amer, de poussière humide et de mauvais tabac froid.)
j’ai
longtemps cherché où m’éterniser
tu me désertes
là où je suis tes
silences
je connais le relief de
tes vides
un parcours de sens
(extrait de Philippe Guiguet Bologne - Ce qui nous restera - Cheminement II - Fragments de Tanger et d'ailleurs, Scribest 2019 - Le livre est disponible aux librairies des Colonnes et les Insolites à Tanger, ou à commander en cliquant sur https://scribaction.fr/article-213-lancement-d-une-nouvelle-parution-scribest-ce-qui-nous-restera-recit-poetique - Image de Dar El Kasbah, merci Noam !)
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