Colibri, rit-il
L’artiste palestinien Khaled Jarrar avait imaginé une
performance qu’il effectua sur plusieurs mois, voire même quelques
années : il organisait partout dans le monde des séances de cachetage de
tous les passeports qu’on lui apportait, au moyen d’un faux tampon de l’État
palestinien. Il offrait encore aux étrangers de passage à Ramallah de tout
aussi équivoques permis de résidence en Palestine et, dans les pays qu’il
traversait pour sa carrière montante de jeune artiste trublion, quand cela
était possible il demandait aux administrations qui éditent les timbres postaux
nationaux d’imprimer les siens propres, encore sous le nom d’État palestinien.
Sa démarche n’était en rien illégale, car il ne produisait ni faux ni
contrefaçon : l’État palestinien n’étant toujours pas reconnu par l’ONU, il
n’existe officiellement pas. Khaled ne faisait donc que créer une fiction sur
un vide. Un creux qu’il remplissait de son histoire vraie : celle de sa
nation et de sa culture. Une fois sa démarche comprise, on saisissait toute l’ampleur
de la catastrophe palestinienne et ce que veut dire résister. Khaled Jarrar effectuait
les choses avec beaucoup de sérieux, faisant montre d’une morgue toute
administrative dans ses façons, arborant néanmoins ce petit sourire qui révélait
toute la distance qu’il avait avec son sujet. Effronté, il allait jusqu’à
nommer ambassadeurs et consuls dans toutes les villes où des habitants lui avaient
envoyé une lettre de motivation pour représenter l’État de la Palestine. Ses
cachets et autres timbres avaient pour effigie un colibri. Khaled disait qu’en
regard de la réalité, le symbole de la Palestine ne pouvait être ni l’aigle habituel,
ni le lion tant convoité. Il avait donc pensé au tout petit colibri, modeste,
qui perdure dans les forêts au travers des incendies et des tempêtes, dont le
vol est si rapide qu’il devient insaisissable. Le seul oiseau à savoir voler à
reculons pour mieux appréhender ce qu’il affronte. Je pensais aussi que ce
petit nectarivore, à l’instar du fantasque loriquet dont j’avais fait mon
oiseau de paradis, ne pouvait avoir qu’un caractère de gourmet, donc de bon
vivant et, selon la formule : le beau, le bon et le juste ne sauraient se
dissocier. Khaled Jarrar avait donc choisi l’un des êtres les plus infimes, les
plus dérisoires, les moins remarquables, mais aussi des plus résistants,
opiniâtres et hédonistes pour représenter son pays à venir. Dans sa modestie,
je lisais cependant une folle arrogance, celle de David qui sut mettre Goliath
à genoux. Et je réalisais, enfin, que le minuscule oiseau du nouveau monde, qui
avait traversé les océans pour conquérir de vieux continents, devient aussi
l’emblème d’importants mouvements philosophiques et politiques alternatifs qui,
parce que pertinents dans leurs revendications de civilisations plus justes et
durables, ne pouvaient qu’être suivis à long terme : ils allaient
immanquablement faire fléchir les anciennes puissances corrompues. Le petit
colibri de Khaled Jarrar s’avèrerait alors le dragon que l’artiste avait vu en
lui.
Khaled Jarrar était l’un des gardes du corps de Yasser
Arafat, à qui il vouait une fidélité et un attachement sans limite. Pendant
longtemps, personne n’a jugé crédible sa nouvelle vocation de s’exprimer en
tant qu’artiste. Un corps est un corps, pensait l’élite intellectuelle du
Proche-Orient.
Colibri,
rit-il.
Dans la chute d’un ange, une foison de plumes et de
duvets, dont chacun effectue sa propre plongée, avec le corps entier mais aussi
indépendamment de lui.
Lucifer cligne de
l’œil quand la glose finit par laisser oublier ses désobéissances.
(extrait de Philippe Guiguet Bologne - Ce qui nous restera - Cheminement II - Fragments de Tanger et d'ailleurs, Scribest 2019 - Le livre est disponible aux librairies des Colonnes et les Insolites à Tanger, ou à commander en cliquant sur https://scribaction.fr/article-213-lancement-d-une-nouvelle-parution-scribest-ce-qui-nous-restera-recit-poetique)
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