Le sourire du pitbull


(Et voilà Anuar Khalifi qui entre comme un ouragan dans notre récit. Tambour battant, un drapeau du Maroc flottant à ses côtés, un portrait du souverain assurant son assise de l’autre côté, un pitbull souriant de toutes ses dents à ses pieds. Derrière ses lunettes sombres, il cache son univers noir tout en couleurs et ses petits hommes caustiques et impertinents ou démunis. Ça réfléchit violemment sous les verres fumés. Un smiley en plastron, et notre peintre d’imaginer une nouvelle vanité ! Il fait chaud à Tanger cet été. C’est Gabo qui tient l’appareil photo. Elle transpire et elle hait les pitbulls. Mais pour Khalifi, que ne ferait-on pas ? Pendant ce temps, le vieux clochard de la médina tourne autour de la scène et gêne la photographe dans son travail de portraitiste. Il tourne et retourne et marmonne de sublimes paroles que personne n’entend, hélas ! Sybarite, il aime à invoquer tous les esprits qui tendent vers le bon, le juste et le beau. Certes, il pue terriblement et sa mise malpropre devrait effarer le premier venu. Mais à bien écouter ses paroles, leur finesse, leur subtilité, leur profondeur, on découvre qu’il est un grand héraclitéen fait chair et mouvement. Un fragment de l’essentialité de la pensée fait vie. Il va, ses cheveux brouillés en un chignon de crêpures grises pendant sur le côté, sa djellaba amidonnée de crasse, son profil aquilin et altier, son regard clair sans fond. Personne ne l’avait encore saisi, mais il se pourrait être un ange. Anuar Khalifi, qui avait en tête de peindre une scène de genre des névroses urbaines, soudain comprend tout le tragique – mais aussi le comique et le décalé – de la situation. Alors il se lève, salue bien bas le vieux clochard, lui lance quelques compliments d’usage, se jette sur son matériel, tubes et pinceaux, pour dessiner une paire de solides ailes au vieux précieux. Celui-ci refuse et résiste et malgré les assauts du jeune esthète, parvient à échapper à cet accoutrement digne d’un poulailler. Droit dans sa dignité, il psalmodie encore un chapelet de paroles obtuses et magiques, et Anuar Khalifi de rire aux larmes de sa propre intrépidité et du courage du vieillard.  « Vanités, de quelles vanités je suis capable » pense-t-il, en voyant le fier errant s’éloigner dans son auréole de pestilence. Bien vite, la lumière chaulée des ruelles de la médina l’aura englouti. Seul avec Gabo, les yeux baignés de larmes d’avoir tant ri, Anuar Khalifi reprit la pause. Le pitbull, quant à lui, avait cessé de sourire).

(extrait de mon livre-poème Je n'étais pas là (Cheminement I - Fragments et débris), éditions Al Manar, Paris 2017 - www.editmanar.com )

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