Je n'étais pas là (extrait VI)


El se pare de fleurs en se décidant icône. El se couvre de dahlias rouges et sombres, de lys roses et carnés, d’iris bleutés en vague tigrée. El s’habille de branches brûlantes de bougainvillées violacées, d’hibiscus précieux et mourants, de roses fanées et odorantes. El disparaît dans des plis de tubéreuses somptueuses de parfum, derrière des envolées de daturas mortifères et sereines, sous des grappes de glycines habitées de ruches entières et de soleil. El est elle-même, El est entière.

Le vent balaie les champs mauves ondoyants d’iris combattants et épuisés. Lente mouvance d’une onde violette de résistance rompue. Les corolles comme déchiquetées sur leurs épaisses tiges vert-de-gris ploient et se déplient et gémissent dans un pétillement lavande, parme et byzantin, parsemé des œillades orange de marguerites éparses et esseulées. L’orage arrive.

El sait qu’El va devoir se surpasser, et tout en fumant cigarillo sur cigarillo, El se pare de cacatoès et de buses effilées, de perruches bavardes et de loriquets flamboyants, de chouettes sagaces, d’un vautour digne et silencieux, d’une floraison de martinets rieurs et enjoués,  d’une huppe distraite et d’un rossignol du Japon. El est belle, El est vivante.

Embrasser la clarté de la mer, la pureté de l’horizon net et apaisé, la transparence de l’air baigné de la musique des flots, la vivacité du vent, l‘énergie de l’infini, la douceur de la courbe de la Terre, la patience dans l’immense lenteur du mouvement des courants, la vivacité des écumes… Avec une violence libérée, sauter dans le vide jusqu’au bouillonnement de l’eau. Le corps entier dans l’azur. Le fouet de la chute traversée en flèche. Plonger. Souffle.

Un ange s’éteint dans les flots du soir tombant

Désorienté

Désenchanté

Lentement, en de longs mois, il sentait qu’il se transformait en une nature morte, une manière de panière en paille tressée emplie d’oranges, de citrons joyeux, de goyaves et de mates anones vert foncé, d’une mangue et de prunes noires. La nappe qui recouvre la table rouge est imprimée de bouquets d’automne sur un lin clair à peine frémissant d’un léger froissement. Les murs sont bleus, l’horizon dans la fenêtre vire au violet, l’air de la chambre orange.  

Dans la chambre de sa pension de la Montée de la Playa, le Japonais peignait le poil d’un chat des motifs précieux du brocart antique de sa plus belle tunique, tachée de foutre, de peine et d’influx nerveux.

Le chat s’était rêvé tigré

Un chrysanthème brodé

(extrait de mon livre-poème Je n'étais pas là (Cheminement I - Fragments et débris), éditions Al Manar, Paris 2017. Dessin de Mounat Charrat)



Commentaires

Articles les plus consultés