Mais que dire de ma tête tranchée ?
C’est fou c’que j’peux t’aimer
C’que j’peux t’aimer des fois
Des fois j’voudrais crier
Jawad, habillé d’un pourpoint aux
volumes crevés laissant apparaître la délicatesse diaphane de sa peau,
regardait avec componction ma tête tranchée présentée sur un plateau. Ce qui
créait le trouble dans l’esprit clairvoyant du jeune homme n’était pas que l’on
m’ait abattu et décapité, ce qui paraissait lui sembler d’une banalité et d’un
entendu affligeants ; il se demandait seulement quel rôle on avait voulu
lui attribuer dans cette affaire. Voulait-on qu’il devînt une Judith
nationaliste et forcenée, ogresse qui par sa vindicte redonnerait courage et
foi à son peuple ? Jawad savait que les siens, épuisés par tant de luttes
où ils endossaient le rôle d’un David continuellement terrassé à en être usé,
avaient besoin de tels symboles et légendes. Il serait volontiers allé sur les
bords de la mer Morte, aurait grimpé sur le rocher de Massada et aurait
proclamé la résistance quel qu’en soit le coût. Se figurer ces histoires de
siège funeste, dans la proximité géographique de Sodome et de Gomorrhe, en
évoquant le pâtre roi ou le colossal Nabuchodonosor, l’émoustillait au plus
haut point et flattait son ego. Mais ma tête sanguinolente posée sur un plat
fraîchement étamé pouvait aussi lui donner l’ampleur d’une Salomé. Et jouer un
grand rôle sur le terrain de la beauté et de la séduction touchait une corde
qui résonnait particulièrement fort en lui. Des danses, des voiles, un roitelet
juif tyrannique, le temple, la cour, les torches fumantes et la tête d’un
prophète en cadeau sans prix, tout cela l’enivrait sérieusement. Il plongea son
regard dans mes yeux vitreux en cherchant une réponse. Qui pouvais-je être dans
cette sombre histoire : un Holopherne encore aimé par son giton colérique
ou le saint qui baptisa le Christ ?
Je le laissais sans lui donner ma réponse, jouissant de le voir ainsi
ébranlé par mon indécision et sa propre
ignorance de qui il est.
Car j’n’ai jamais aimé
Jamais aimé comm’ça
Ça je peux te l’jurer
(extrait de mon livre-poème Je n'étais pas là (Cheminement I - Fragments et débris), éditions Al Manar, Paris 2017 - www.editmanar.com )
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