Ilias Selfati : Looking for the forest
Ilias Selfati expose à la galerie Shart de Casablanca "Looking for the Forest" du 12 février au 12 mars 2016, puis ensuite dans les Instituts français du Maroc. Voici le texte que j'ai écrit pour son catalogue: "C’est en entrant dans la forêt
que l’homme retrouva ses propres ombres. Je croirais volontiers que Looking for the forest est une histoire
de ces ombres, des mystères qui nous constituent, de nos dualités et de nos
doutes.
Ici, il me semble que la forme se
fond, s’indécise. Dans les rets d’une lumière qui perce à travers les
frondaisons, les êtres se multiplient et, s’ils se dessinent avec assurance,
leur identité est mise au péril d’une réelle désubstantialisation. De jarrets
et de croupes ne restera que l’esprit des ongulés, être multiforme planté dans
une solitude d’origine des temps. Le détail s’efface, s’oublie, se retire au
profit de la masse. La forêt est entité : non pas chacun de ses arbres et chacune
de ses créatures, mais leur addition, un tout organique qui annule chaque item
pour ne laisser qu’une impression globale, faite de bruissements, de
frissonnements, d’odeurs de limon et de fougères, du bruit des ruades de lourds
mammifères et de la voltige bourdonnante des insectes. Le corps de la forêt.
Selfati ose le clin d’œil vers
ses pères, ceux qui avec une grande dextérité se sont risqués dans la création,
et l’art pariétal est ici cité sans complexe. Né dans ces cavernes qui creusent
la forêt, il est le produit des premières cultures humaines encore profondément
liées à la terre et aux saisons. En citant aussi littéralement cet art des
premiers temps, Selfati fait encore un aveu de modestie et allégeance aux
sources, à l’origine : non pas au primaire et au primitif, mais au lyrisme
d’un geste né des premiers souffles. L’art rupestre, outre le fait d’utiliser
une forme d’essentialité, est aussi l’expression d’une inspiration éloquente,
d’une poésie transportée, un chant pour la nature et en célébrer la générosité.
Cependant, le sujet de ce que
nous offre Selfati reste indécelable. On supposera qu’il s’agit de chevaux, par
troupeaux, amas de pattes et de collets. Mais ce n’est que supputation. Ce que
l’on voit, ce que l’artiste nous donne à regarder, ce sont les ombres de ces
animaux fantastiques, la marque de ce qu’ils ont été. Il ne reste du réel,
passé au filtre du regard de l’artiste, qu’une trace, œuvre d’art, rendue à son
essentiel et à l’imaginaire qui le brode. D’où le mystère, le décalage,
l’ouverture et donc la poésie. Ici Selfati quitte la scène de l’engagement et
de ses littéralités nécessaires pour se rendre dans les recoins de
l’imaginaire, l’espace de la magie, comme l’art pariétal était probablement
invoqué pour attirer la bienveillance des esprits. C’est sur ce mur de la forêt
et de ses ombres que Selfati revient aux origines, à la prière et aux formules
magiques, à la sorcellerie et à la thaumaturgie, convoquant philtres et
formules pour transformer ses chevaux en ombres d’eux-mêmes, en leur propre signe,
à la fois enveloppe vide et allégorie.
Selfati, qui allait poing tendu
vers le ciel, appelant aux révolutions et refusant toute soumission, nous
fait-il ici son aveu de retrait ? S’agit-il d’un désengagement du monde,
comme il y a eu son désenchantement ? Réinsuffler de la magie exige-t-il
de s’échapper du champ du matérialisme historique ? Seul l’artiste saura
le dire. Le combat de Selfati, qui vient d’une culture tribale dont il a dû
s’émanciper pour prendre la parole, faire s’ériger l’individu en lui contre la
loi de la communauté, sera-t-il maintenant de réintégrer le clan après l’avoir
honni ? Les animaux s’entremêlent pour ne former plus qu’un étrange
monstre, amas de pattes et de têtes et de croupes. Comme pour la forêt, le
motif ici est un tout formé de la somme des individualités, mais où sont
anéantis les composants. C’est là encore
une célébration des origines, de la culture des origines, que de rendre cette
image quand la meute devient elle-même un individu, un corps.
Selfati a quitté les barricades
et la parole. Il nous revient dans un monde d’ombres où seuls les monstres
évoluent, ces monstres que crée l’imaginaire et que libère la pensée magique,
elle-même émancipée des chaines de la rationalité. Il nous invite à entrer dans
un univers de ténèbres et de mystères, un univers aux contours confus, où se
mêlent désirs et peurs, où les centaures côtoient les licornes, connecté aux
mondes anciens dont il est un enfante et un héritier, aux antipodes de ce que
la modernité aura essayé d’infliger à l’humanité et qui probablement
l’anéantira. Ainsi Ad-Dabba, la Bête
de l’Apocalypse, est-elle sortie d’un noir d’encre pour venir illuminer les murs
de la fresque de notre longue histoire.
Reste la dernière question, dont
Selfati laisse la réponse en suspend, mais que pose cette forêt : qu’est
ce que croire ? Question de mécréant, mais pas seulement, et que seuls
ceux qui doutent, et donc seuls ceux qui peuvent inventer, ont le courage de
poser".
Philippe Guiguet Bologne
Tanger-Taroudannt, janvier 2016
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