Le chergui fou ne se dépare...
au cœur du monde / il s’agissait d’une faille vers là où ça bat / glas
il prit sa caméra, au poing américain, et filma
Tanger était, il y a peu de temps encore, tellement fracassé par le manque
d’amour que, tout au long de ses avenues et de ses nouveaux boulevards, le
promeneur longeait un alignement de terrains vagues recouverts de détritus, parmi
lesquels dormaient clochards et enfants des rues, suivis de chantiers d’immeubles
de blanchiment à l’arrêt, offrant des façades de briques rouges éventrées,
contre des bâtiments cossus imaginés dans la pire des architectures bâtardes
des années 80 : tout ce désordre, cet inachèvement et ce chaos donnaient
le sentiment que l’on traversait une Beyrouth bombardée de frais. Le chômage
était colossal, la maussaderie de la pauvreté envahissait chaque coin de rue,
tous les trafics étaient autorisés pour assurer sa survie à une jeunesse qui
alternait les mauvais coups et une oisiveté pleine de torpeur et de paresse. Des
jeunes hommes, éternellement habillés de vêtement de sport en acrylique, s’invectivaient
de l’étal du vendeur de cigarettes de contrebande à celui du vendeur de
haschich, dans des mots verts et mauvais, appuyés de rires et d’imprécations sardoniques.
La tension était aussi palpable que le délabrement. Les rues et les trottoirs
étaient défoncés par un manque d’entretien chronique et du fait de la mauvaise
qualité des matériaux avec lesquels ils avaient été construits : l’argent,
tout l’argent public, était détourné et ne restait à la ville que les miettes
des miettes dont les prédateurs ne voulaient pas. Les habitants larmoyaient et gémissaient
de vivre dans un tel marasme, et plus encore de devoir supporter tant d’incurie
et tant de marques de désamour. Mais loin de cette débâcle, sur les terrasses
des immeubles, les femmes regardaient en bas les hommes devenus minuscules, vaquer
dans les rues à leurs sombres activités à travers poubelles, gravats et
détritus. Elles s’interpellaient en riant de toit en toit. L’odeur de savon avait
envahi l’air dans lequel séchait leur linge fraîchement lavé. Le soleil leur
appartenait comme elles appartenaient à ce ciel fardé d’un bleu sincère et limpide.
cristallines / elles échappent à leur pesanteur / sur les terrasses le ciel
avance / les vents se savent invisibles
/ une tranquille odeur de savon
J’aimais ma ville ainsi, au bout du monde, à part du monde, délaissée de
tous sauf de ceux qui, sous ses guenilles, savaient lui retrouver cette beauté
de vieille catin, chérissaient cette hétaïre boiteuse, chantaient les charmes
de la gourgandine décatie, aux splendeurs passées mais encore bien reconnaissables,
toujours aussi séductrice derrière son rideau de rides et de mauvais maquillage.
le chergui fou ne se dépare pas de son voile de poussière
des hommes aimables volent au vent insolent
depuis le monde des femmes
à hauteur de vie
(extrait de Philippe Guiguet Bologne - Ce qui nous restera - Cheminement II - Fragments de Tanger et d'ailleurs, Scribest 2019 - commander le livre : https://scribaction.fr/article-213-lancement-d-une-nouvelle-parution-scribest-ce-qui-nous-restera-recit-poetique)
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